Le sourire spirituel
L’histoire de l’art ne commence pas au Moyen-Age mais c’est
sans doute, et de façon totalement subjective, son moment d’apogée et
d’aboutissement le plus poussé. D’abord parce que le Moyen-Age est une des
périodes les plus étendues de l’Histoire de l’Art avec la Préhistoire, mais
aussi une des plus productives (à la différence de la Préhistoire donc). Le Moyen-Age
s’étend du Ve siècle avec les Carolingiens ; au début du XVe siècle à peu près, moment où
commence la Renaissance, la frontière entre les deux étant floue et dépendant
des endroits. Mais ceci n’est pas le propos. Le sourire n’apparaît pas dans
l’Histoire de l’art avec la Joconde comme le défend Wikipédia. Et si l’art du
Moyen-Age est connu comme un art religieux (ce qui ne veut pas dire qu’il n’y avait
pas d’art civil mais ce qui veut dire qu’on ne l’a pas conservé), le sourire
dans l’art était aussi religieux.
Le sourire est alors spirituel. En effet, l’art du Moyen-Age
est un art didactique depuis que saint Benoit a dit que l’art était la bible des
pauvres et que la peinture éduquait les foules. Donc les anges sourient parce
qu’ils sont gentils et bienveillants.
Les âmes aussi, comme celles représentées sur le portail de la cathédrale de
Bourges en 1220-1230.
Autour des années 1220-1230,
c’est la renaissance des idées aristotéliciennes. L’enseignement des écoles et
universités développées depuis le XIIe siècle montre qu’on parle d’Aristote et
de la capacité de l’esprit humain à s’élever de lui-même. Cette révolution dans
la représentation de la figure humaine vient de cet enseignement humaniste. Il
en est de même de ces grands programmes sculptés comme celui de Bourges, avec
par ailleurs une iconographie traditionnelle du jugement dernier qui n’a pas
évoluée depuis Sainte Foy de Conques.
Les âmes, les élus
sont ainsi représentés comme très contents, puisqu’ils sont élus. Le sourire
est particulier à cette époque il traduit cet humanisme qui se diffuse dans la
pierre. Un humanisme associé à la sainteté donc, qui représente la
bienveillance. Mais c’est aussi ce qui les distingue des damnés de la partie
inférieure du tympan.
Ce sourire divin n’est pas circonscrit à Bourges et les anges de la
célèbre cathédrale de Reims, lui donnant le nom d’ »Ange au sourire ».
Le sourire est ici encore plus accentué, les pommettes plus marquées, les yeux
plissés, tandis que les âmes de Bourges étaient davantage dans un ravissement
qu’un véritable rire. La position même de l’ange dont le corps s’émancipe de
l’architecture, le buste en arrière et les hanches en avant, semble répondre à
ce rire, plutôt qu’une position droite et stricte telle qu’on l’attend des
statues-colonnes qui l’ont précédé dans le siècle. Le visage s’anime ainsi
autant que le corps au fil qu’on avance dans le gothique, vers une stéréotomie
de plus en plus aérienne et légère. Le sourire est le propre de l’homme, et
correspond à une évolution de la figure humaine de la statue colonne à une
statue plus humaine. Cette humanisation correspond aussi à un besoin de
proximité avec les saints, un besoin d’intercesseur, et cette humanisation qui
fait qu’ils ressemblent au fidèle contribuent à cette proximité avec ce
dernier. Ce qui marque aussi une évolution dans la perception de la figure
humaine, d’autant plus si on s’en réfère aux tâtonnements du Haut Moyen-Age, où
l’enjeu pour les barbares était justement cette représentation qui était encore
fruste et schématique.
La cathédrale de Chartres, tout aussi célèbre, n’est pas en
reste, dont l’ange de l’Annonciation du portail, en 1217, soit en plein
gothique classique, arbore un large sourire rieur semblable à celui de Reims.
En effet on retrouve les mêmes pommettes marquées, la bouche qui remonte en arc
de cercle en creusant des fossettes sous le nez, avec les sourcils écarquillés
et les yeux plissés qui contribuent à cet aspect rieur, et qui en l’occurrence
adapté à la scène d’Annonciation de la bonne nouvelle. Le sourire plus timide
de la Vierge marque son acceptation du message divin.
Mais en remontant un peu dans le Moyen-Age, on s’aperçoit que le
sourire n’est pas seulement le propre des anges. A l’église de Sainte Foy de
Conques, sur le tympan du portail occidental orné d’une scène de Jugement
Dernier, en 1130, soit à la fin de la période romane ; le démon aussi
sourit. Au centre du tympan, entre le Paradis à gauche et l’Enfer à droite,
saint Michel (à gauche) et le démon (à droite) se disputent les âmes autour
d’une balance (dont il manque la structure qui était en fer), pour déterminer
leur acceptation dans l’un ou l’autre des royaumes.
Ce thème de la
pesée des âmes vient du livre des morts de l’antiquité égyptienne, transmis par
les romains et les coptes, de telle sorte que la scène existe assez tôt dans
l’iconographie chrétienne. La balance penche ici du côté des élus, du côté de
Saint Michel. Le message est : « n’ayez aucune crainte du démon, si
votre vie a été bonne le plateau penchera du bon côté ». Le démon est nu, avec
les yeux exorbités avec un large sourire à pleines dents, tandis que saint
Michel est habillé, s’est coiffé, or la coiffure est importante. Il est bien
coiffé donc il est gentil, comme les âmes de Bourges qui souriaient. Fin XVIII on fait la différence entre cheveu
et poil. Se coiffer c’est dresser le poil, l’apprivoiser car on est une
créature de dieu, contrairement à l’animal. En revanche, le démon est complètement
chauve, ce qui est négatif jusque 2001 et Fabien Barthez : on rasait les
malades avant d’entrer dans les hospices contre les poux, on rasait les
traitres. Les deux protagonistes s’opposent donc bien physiquement, la laideur
du démon montrant qu’il est méchant, avec son nez proéminent, son corps
disproportionné et ce grand sourire. Comme je l’ai dit, l’art médiéval est
didactique, les codes sont simples et l’histoire compréhensible. Ce grand
sourire a aussi une fonction narrative, il vise à distraire saint Michel tandis
que le démon appuie de son gros doigt sur le plateau de la balance afin de
récupérer l’âme du défunt. Le sourire marque donc aussi la sournoiserie,
associé au démon. Cependant on peut noter que ce ne sont pas les mêmes
sourires, l’un est retenu et rieur pour l’ange, tandis que celui du démon est
large et laisse voir les dents. C’est ce rire retenu traverse les époques et se
retrouve à la Renaissance.
Le sourire social
Ce portrait qui
n’est plus à présenter est commandé par un notable florentin, Francesco del
Giocondo, qui voulait un portrait de son épouse, Lisa Gioconda. Donc à la base
c’est un portrait classique, quand on se marie ou qu’on déménage il est d’usage
d’avoir un portrait de la matrone, surtout qu’elle lui a donné 2 enfants donc
il veut la remercier. C’est donc à la base un portrait classique ancré dans un
contexte social précis.
C’est aussi l’aboutissement des
recherches de Léonard de Vinci dans le portrait, le manifeste de son art. On
voit en effet une évolution des formes et discours dans ses portraits. La
Joconde est une jeune femme de ¾ mais à la posture tournoyante, avec le regard
qui se poursuit sur le côté, les mains sur les genoux, dans une loggia. Il y a
les colonnes de la loggia de chaque côté, comme si on la voyait de l’intérieur,
avec derrière la balustrade et un paysage sombre avec un cours d’eau qui
serpente. C’est une mise en page novatrice, car le parapet derrière repousse la
figure de la Joconde vers le spectateur, avec une volonté de créer une
incertitude dans le positionnement. Les colonnes forment un cadre pour son
visage ainsi que le paysage qui permet de mettre en valeur le portrait et la
nature qui l’environne. Le sfumato lie la femme avec le paysage, même si il est
dans un espace différent de la loggia, avec les cours d’eau qui en plus
prolongent son sourire, continuent son épaule… C’est une nature chaotique d’où
émerge une forme féminine épurée. Le lien est fait avec les éléments : terre/mère/matrice.
On retrouve la philosophie panthéiste de Léonard De Vincie qui lie la nature
aux hommes.
C’est aussi une recherche
de la posture idéale pour montrer son mouvement de l’âme, ce qu’elle était, ce
qu’elle est et ce qu’elle sera, et il trouve cette posture idéale dans la
Joconde, avec une femme qui tourne, son regard tourne aussi et suit le
mouvement du spectateur, ce qui fait qu’elle s’adresse à nous. C’est par le
regard qu’on voit l’âme donc il montre son âme, montre la vie. Il montre que la
peinture est l’égal de la ronde-bosse. On cherchait la forme la plus propice à
la représentation et les sculpteurs défendaient que c’était la ronde-bosse car
elle est en trois dimensions. Il réussit à montrer différents mouvements, états,
facettes de la personne, et ce grâce notamment à son mystérieux sourire.
Dans le Traité du courtisan de Balthazar Castaglione (dont un portrait
a été réalisé par Raphaël), il parle des bonnes manières du courtisan qui se
caractérisent par un homme de goût, un humaniste qui a des qualités
intellectuelles et qui parvient à calmer ses instincts : au lieu d’éclater de rire et déformer son visage il
faut sourire pour montrer avec intelligence qu’on a compris la blague. La Joconde revient sur le portrait social,
a le sourire qui fait d’elle une femme de son temps, et les mains sur les
genoux qui sont aussi son attribut. Il y a toujours des attributs pour
identifier des personnages selon leur rang, comme la dame à l’hermine avec son
hermine ou la Ferronnière avec sa riche tenue. La Joconde n’a pas d’attribut à proprement parler si ce n’est son
sourire et sa position qui la caractérise, ainsi que son voile noir qui
était à la mode car la reine d’Espagne s’est mariée avec un voile noir. Elle n’a pas besoin d’accessoires car son
sourire caractérise son contexte social. A la base c’est donc un vrai
portrait social qui devient un manifeste de l’aboutissement de son portrait. Il
n’a encore une fois jamais été livré. On voit donc l’importance ici du sourire
derrière le soi-disant mystère qu’il représente. Mais cela n’est pas nouveau.
On le voit, dès l’Antiquité
grecque, le sourire marque un statut social. Le fait de se faire représenter
dans la pierre est déjà une preuve de son éminence sociale ou financière, en
particulier dans l’éventualité d’un cheval qui complétait cet ensemble statuaire.
Mais on voit que dans la représentation, le sourire souligne encore une fois
cette éminence. Elie Faure le confirme : « ces Apollons sont des athlètes [qui]
ont le sourire de la victoire ».
Il en est de même dans l’Antiquité
Egyptienne, comme le montre le célèbre buste de Nefertiti. Ce sourire social
est aussi un sourire politique qui montre à la fois son statut, sa
bienveillance et son pouvoir, sans oublier sa grande beauté mise en valeur, dans
un sourire léger marqué seulement de légères fossettes se dessinant au coin des
lèvres.
Le sourire coquin
Au-delà du sourire
divin et social, on ne peut oblitérer le pouvoir suggestif du sourire, présent
de façon très discrète et retenue dans la Maya
Desnuda de Goya, conservé au Musée du Prado.
Le rire
Du sourire au rire il n’y a qu’un pas, on pourrait
considérer le sourire comme la contraction du rire, un rire retenu, et en cela
les exemples précédents sont intéressants. Mais au XVIIe siècle, la retenue de
ce rire dans le sourire poli, social etc laisse place au véritable rire, dans
la lignée du portrait de la Joconde : pour représenter un trait de
caractère, ce qui sera d’autant plus le cas au XVIIIe siècle avec les portraits
de caractère. Frans Hals est ainsi connu pour sa représentation du rire, dans la
tradition des tronies bien nordique, où les visages sont marqués par l’alcool,
le travail et aussi le rire, avec des pommettes voire des nez rouges, dans des
visages expressifs aux yeux pétillants, au choix d’alcool ou d’intelligence.
Que ça soir dans le Bouffon au Luth, Le cavalier riant de Londres ou
l’enfant de La Haye, le sourire
est marquant dans son œuvre, c’est un sourire communicatif et pas un
sourire conventionnel de Honthorst, ici il est plus réaliste, avec une saillie
du visage dans le frémissement de la vie. Bien que le débat se porte sur
l’hilarité ou non du cavalier riant qui tient plus son nom de la forme de sa
moustache qu’un véritable rire, on peut imaginer à la lueur de ces deux autres
tableaux que cet effet n’est pas involontaire. On retrouverait ainsi le rire
aristocratique qui appuie sa position de riche mécène, le rire enfantin qui
caractérise la jeunesse et l’innocence, tandis que la représentation de
l’enfance se développera au XVIIIe siècle en France, et un sourire plus retenu
pour le Bouffon au luth, qui rappelle sa fonction de bouffon, mais aussi le
contexte de taverne, alcool, musique et plaisirs divers.
Le XVIIIe siècle est le siècle des lumières, des philosophes
et donc de la supériorité de la pensée de Descartes, Rabelais qui dit « le
rire est le propre de l’homme ». On est toujours dans la tradition des
tronies avec le rire édenté, les rougeurs de la peinture rubénienne, avec une accentuation
sur les traits du visage de façon presque caricaturée proche de Jordaens.
La figure de Démocrite est très répandue dans l’iconographie,
c’est le philosophe qui incarne le rire dans la philosophie grecque dans
l’époque contemporaine. C’est un cynique et par son rire il condamne
l’absurdité des passions et des actions humaines, la vanité en général. Il est
souvent opposé à Héraclite, le philosophe qui pleure. On est là plus dans le
rire intellectuel et cynique, qui ne correspond pas à un véritable amusement
comme chez Frans Hals, mais à une vision pessimiste de l’humanité. Cependant
cette iconographie est exploitée comme tel par de nombreux peintres et sans
doute avec un certain plaisir de représenter cet état du rire.
Il est aussi traité par Ribera, Velasquez et Johannes
Moreelse, , connu essentiellement pour cette œuvre avec le philosophe qui
pointe le globe terrestre du doigt et avec l’idée de l’absurdité de la course
au pouvoir pour dominer le monde de l’homme
Le sourire est éclaté ici et plus retenu, en particulier
dans le dernier cas, l’apparence du personnage avec son nez proéminent et son
geste du doigt qui n’est pas sans rappeler le geste du démon face à saint
Michel sur le tympan de l’église de Sainte Foy de Conques.
SOURCES