lundi 16 mai 2016

Review : Verdon secret, de François Bertrand

De François Bertrand
50 minutes, France
Produit par Camera Lucida Production
Sortie le 27 mars 2016
Avec Assa Sylla, Nicolas Robin, Renaud Amalbert
http://verdonsecret.com

François Bertrand nous dévoile dans ce film en 3D l’histoire et l’intérieur de la gorge du Verdon, le plus grand canyon d’Europe avec plus de 40 km de long, dont 10 km qui sont inaccessibles sauf en kayak, et qui constituent le Verdon secret. Après avoir pensé le projet depuis 1995, après des conditions de tournage extrêmes et une postproduction de 8 ans, des images magnifiques survolent ce paysage vierge de toute trace humaine, avant de plonger au cœur du sujet et de la gorge. Car en plus de descendre à 700 mètres, François Bertrand revient aussi 100 ans en arrière, sur l’histoire d’Edouard Alfred Martel, inventeur de la spéléologie et premier homme à avoir affronté le cours dangereux du Verdon, donnant son nom au chemin du canyon.

Ce retour en arrière à visée documentaire est identifié par des reconstitutions en noir et blanc, qui s’imbriquent dans une fiction plus moderne de deux jeunes, Idalgo et Clara, qui découvrent eux-mêmes le Verdon, respectivement en kayak et à pied. C’est l’histoire d’une rencontre mais aussi d’une communion avec la nature, où la technologie n’a plus sa place (bien que le film soit en grande partie filmé par des drones). Cette nature est sublimée par des images qui dévoilent chaque aspect de la falaise sous tous ses angles, de façon immersive grâce à l’utilisation de la 3D et de points de vue subjectifs du canoë en Go pro. Mais si cet aspect documentaire est totalement convaincant, l’aspect fiction l’est beaucoup moins et manque d’aboutissement, en grande partie à cause des acteurs – si on peut parler d’acteurs – qui alourdissent le film par des répliques superflues et futiles, sans aucune conviction de surcroît. L’idée du docu-fiction n’est pas fondamentalement mauvaise et apporte une grande pédagogie au film, qui correspond bien à un écociné ou un musée du Verdon, mais de là à parler de cinéma, on aurait préféré une simple voix OFF plutôt que de prétendre raconter une histoire aussi creuse que la gorge.

On souligne cependant, encore une fois, une photographie remarquable qui caresse les contrastes de la roche, des végétaux et des ombres sous les feuilles brunes de l’automne. Un beau message écologique s’y dessine en opposant la virginité et la pureté du lieu, indomptable et imprévisible, face à la sédentarisation humaine et sa domestication du paysage, son désir de possession épargnant ces 10 km du Verdon secret. La falaise monumentale et vertigineuse y écrase la figure humaine qui n’y est plus que peu de chose, disparaissant entre les crevasses. L’histoire suit à proprement parler le fil de l’eau, dont le son, apaisant ou effrayant, accompagne le film. Mais filmer le Verdon c’est aussi l’apprivoiser, et le réalisateur conserve ainsi un peu du mystère du Verdon en n’exposant pas tout mais plutôt en invitant à le découvrir par soi-même (du moins la partie accessible).
Un beau film donc, qui oscille trop entre documentaire et fiction mais proposé en salles avec une exposition de photos et une présentation du film.

samedi 19 mars 2016

Review : Carmina de Paco Leon

De Paco León
Date de sortie le 13/07/2016
Espagne
Distributeur : Bodega Films
Durée : 1h33
Avec Carmina Barrios, Marià León, Yolanda Ramos
Prix Jules Verne au Festival du Cinéma Espagnol de Nantes

Une comédie cynique, dans laquelle une femme, avec la complicité de sa fille, cache le corps de son mari mort d’une crise cardiaque pendant deux jours afin de pouvoir toucher sa prime du lundi. Mais c’est aussi un temps qui lui permet de faire son deuil, avant que les voisins et amis ne viennent investir l’appartement, plus ou moins attristés.

Carmina, c’est un personnage extravagant aux méthodes bien particulières : elle ne ment jamais, mais ce qu’elle dit devient toujours la réalité; pour déloger des squatteurs du salon de beauté de sa fille, elle leur fait la bise en mangeant des graines de tournesol ; et pour régler les problèmes de couples, rien de plus simple : un post-it, une photo d’identité, et un peu de sucre en poudre, le tout dans un mug et recouvert de votre main sur laquelle vous portez votre alliance, tout en priant au nom du saint Romarin.

Carmina est un film qui nous fait rentrer dans l’intimité d’un couple, dans leur appartement, qui devient un véritable huis clos. Sous la lumière blafarde du néon de la cuisine, Carmina apparaît le visage creusé de rides et de cernes, auréolée de la fumée de sa cigarette qui ne la quitte pas. On s’y croirait presque, une double mise en abyme du cadre incluant le spectateur dans la cuisine et dans le salon en arrière-plan. Ce dernier est fermé par une porte en verre fumé derrière laquelle disparaît et repose feu Antonio, et derrière laquelle Carmina le cache, en hors-champ. Ce dernier est ainsi toujours présent soit par les questions des voisins ou de sa petite fille qui demandent en vain où il se trouve, qui remarquent l’odeur fétide régnant dans la pièce malgré les paquets de frites et de steacks surgelés précautionneusement disposés sur le corps dudit Antonio par sa veuve pour limiter les dégâts.

Si les rapports semblent régis par l’argent : Carmina qui vole son mari décédé et qui le cache pour toucher sa prime ; qui semble aussi acheter sa fille, et se bat avec la voisine pour une facture ; cette mort renouvelle aussi leurs relations. Mais c’est surtout un temps de deuil, pendant lequel Carmina dit adieu à son mari en lui parlant, avant de parvenir à reprendre sa vie. Le film est alors divisé en deux : la mort réelle d’Antonio, dont seules Carmina et Maria sa fille ont connaissance ; et sa mort officielle ou sociale, annoncée publiquement, lui donnant une dimension plus réelle.

Le tout est traité dans une esthétique du quotidien et de l’intimité, totalement dans la tradition artistique espagnole depuis la peinture du XVIIe siècle avec ses visages usés, toujours teintée de religiosité mais aussi d’humour, dans la veine du Volver de Pedro Almodóvar mais avec une facture plus à la Dardenne, caméra à l’épaule en plan rapproché ou gros plan, avec une certaine crudité. Ce mouvement continu de la caméra en panoramique, ainsi que celui du personnage principal, interrompus et relancés par les autres, donnent un certain rythme au film malgré son unité de lieu. Le seul moment qui pourrait être poétique, celui de l’enterrement au ralenti, digne d’une scène de mise au tombeau, est brisé par le son brutal de l’incinérateur.

Le film sortira en juillet en seulement 50 copies, n’attendez donc pas quand vous le verrez à l’affiche !

mercredi 16 mars 2016

Du sourire au rire dans l'histoire de l'art


 Le sourire spirituel

L’histoire de l’art ne commence pas au Moyen-Age mais c’est sans doute, et de façon totalement subjective, son moment d’apogée et d’aboutissement le plus poussé. D’abord parce que le Moyen-Age est une des périodes les plus étendues de l’Histoire de l’Art avec la Préhistoire, mais aussi une des plus productives (à la différence de la Préhistoire donc). Le Moyen-Age s’étend du Ve siècle avec les Carolingiens ;  au début du XVe siècle à peu près, moment où commence la Renaissance, la frontière entre les deux étant floue et dépendant des endroits. Mais ceci n’est pas le propos. Le sourire n’apparaît pas dans l’Histoire de l’art avec la Joconde comme le défend Wikipédia. Et si l’art du Moyen-Age est connu comme un art religieux (ce qui ne veut pas dire qu’il n’y avait pas d’art civil mais ce qui veut dire qu’on ne l’a pas conservé), le sourire dans l’art était aussi religieux.
Le sourire est alors spirituel. En effet, l’art du Moyen-Age est un art didactique depuis que saint Benoit a dit que l’art était la bible des pauvres et que la peinture éduquait les foules. Donc les anges sourient parce qu’ils sont gentils et bienveillants. Les âmes aussi, comme celles représentées sur le portail de la cathédrale de Bourges en 1220-1230.

Autour des années 1220-1230, c’est la renaissance des idées aristotéliciennes. L’enseignement des écoles et universités développées depuis le XIIe siècle montre qu’on parle d’Aristote et de la capacité de l’esprit humain à s’élever de lui-même. Cette révolution dans la représentation de la figure humaine vient de cet enseignement humaniste. Il en est de même de ces grands programmes sculptés comme celui de Bourges, avec par ailleurs une iconographie traditionnelle du jugement dernier qui n’a pas évoluée depuis Sainte Foy de Conques.
Les âmes, les élus sont ainsi représentés comme très contents, puisqu’ils sont élus. Le sourire est particulier à cette époque il traduit cet humanisme qui se diffuse dans la pierre. Un humanisme associé à la sainteté donc, qui représente la bienveillance. Mais c’est aussi ce qui les distingue des damnés de la partie inférieure du tympan.



Ce sourire divin n’est pas circonscrit à Bourges et les anges de la célèbre cathédrale de Reims, lui donnant le nom d’ »Ange au sourire ». Le sourire est ici encore plus accentué, les pommettes plus marquées, les yeux plissés, tandis que les âmes de Bourges étaient davantage dans un ravissement qu’un véritable rire. La position même de l’ange dont le corps s’émancipe de l’architecture, le buste en arrière et les hanches en avant, semble répondre à ce rire, plutôt qu’une position droite et stricte telle qu’on l’attend des statues-colonnes qui l’ont précédé dans le siècle. Le visage s’anime ainsi autant que le corps au fil qu’on avance dans le gothique, vers une stéréotomie de plus en plus aérienne et légère. Le sourire est le propre de l’homme, et correspond à une évolution de la figure humaine de la statue colonne à une statue plus humaine. Cette humanisation correspond aussi à un besoin de proximité avec les saints, un besoin d’intercesseur, et cette humanisation qui fait qu’ils ressemblent au fidèle contribuent à cette proximité avec ce dernier. Ce qui marque aussi une évolution dans la perception de la figure humaine, d’autant plus si on s’en réfère aux tâtonnements du Haut Moyen-Age, où l’enjeu pour les barbares était justement cette représentation qui était encore fruste et schématique.

La cathédrale de Chartres, tout aussi célèbre, n’est pas en reste, dont l’ange de l’Annonciation du portail, en 1217, soit en plein gothique classique, arbore un large sourire rieur semblable à celui de Reims. En effet on retrouve les mêmes pommettes marquées, la bouche qui remonte en arc de cercle en creusant des fossettes sous le nez, avec les sourcils écarquillés et les yeux plissés qui contribuent à cet aspect rieur, et qui en l’occurrence adapté à la scène d’Annonciation de la bonne nouvelle. Le sourire plus timide de la Vierge marque son acceptation du message divin.

  
 

Mais en remontant un peu dans le Moyen-Age, on s’aperçoit que le sourire n’est pas seulement le propre des anges. A l’église de Sainte Foy de Conques, sur le tympan du portail occidental orné d’une scène de Jugement Dernier, en 1130, soit à la fin de la période romane ; le démon aussi sourit. Au centre du tympan, entre le Paradis à gauche et l’Enfer à droite, saint Michel (à gauche) et le démon (à droite) se disputent les âmes autour d’une balance (dont il manque la structure qui était en fer), pour déterminer leur acceptation dans l’un ou l’autre des royaumes.

Ce thème de la pesée des âmes vient du livre des morts de l’antiquité égyptienne, transmis par les romains et les coptes, de telle sorte que la scène existe assez tôt dans l’iconographie chrétienne. La balance penche ici du côté des élus, du côté de Saint Michel. Le message est : « n’ayez aucune crainte du démon, si votre vie a été bonne le plateau penchera du bon côté ». Le démon est nu, avec les yeux exorbités avec un large sourire à pleines dents, tandis que saint Michel est habillé, s’est coiffé, or la coiffure est importante. Il est bien coiffé donc il est gentil, comme les âmes de Bourges qui souriaient.  Fin XVIII on fait la différence entre cheveu et poil. Se coiffer c’est dresser le poil, l’apprivoiser car on est une créature de dieu, contrairement à l’animal. En revanche, le démon est complètement chauve, ce qui est négatif jusque 2001 et Fabien Barthez : on rasait les malades avant d’entrer dans les hospices contre les poux, on rasait les traitres. Les deux protagonistes s’opposent donc bien physiquement, la laideur du démon montrant qu’il est méchant, avec son nez proéminent, son corps disproportionné et ce grand sourire. Comme je l’ai dit, l’art médiéval est didactique, les codes sont simples et l’histoire compréhensible. Ce grand sourire a aussi une fonction narrative, il vise à distraire saint Michel tandis que le démon appuie de son gros doigt sur le plateau de la balance afin de récupérer l’âme du défunt. Le sourire marque donc aussi la sournoiserie, associé au démon. Cependant on peut noter que ce ne sont pas les mêmes sourires, l’un est retenu et rieur pour l’ange, tandis que celui du démon est large et laisse voir les dents. C’est ce rire retenu traverse les époques et se retrouve à la Renaissance.

 
 Le sourire social


Ce portrait qui n’est plus à présenter est commandé par un notable florentin, Francesco del Giocondo, qui voulait un portrait de son épouse, Lisa Gioconda. Donc à la base c’est un portrait classique, quand on se marie ou qu’on déménage il est d’usage d’avoir un portrait de la matrone, surtout qu’elle lui a donné 2 enfants donc il veut la remercier. C’est donc à la base un portrait classique ancré dans un contexte social précis.
                C’est aussi l’aboutissement des recherches de Léonard de Vinci dans le portrait, le manifeste de son art. On voit en effet une évolution des formes et discours dans ses portraits. La Joconde est une jeune femme de ¾ mais à la posture tournoyante, avec le regard qui se poursuit sur le côté, les mains sur les genoux, dans une loggia. Il y a les colonnes de la loggia de chaque côté, comme si on la voyait de l’intérieur, avec derrière la balustrade et un paysage sombre avec un cours d’eau qui serpente. C’est une mise en page novatrice, car le parapet derrière repousse la figure de la Joconde vers le spectateur, avec une volonté de créer une incertitude dans le positionnement. Les colonnes forment un cadre pour son visage ainsi que le paysage qui permet de mettre en valeur le portrait et la nature qui l’environne. Le sfumato lie la femme avec le paysage, même si il est dans un espace différent de la loggia, avec les cours d’eau qui en plus prolongent son sourire, continuent son épaule… C’est une nature chaotique d’où émerge une forme féminine épurée. Le lien est fait avec les éléments : terre/mère/matrice. On retrouve la philosophie panthéiste de Léonard De Vincie qui lie la nature aux hommes.
C’est aussi une recherche de la posture idéale pour montrer son mouvement de l’âme, ce qu’elle était, ce qu’elle est et ce qu’elle sera, et il trouve cette posture idéale dans la Joconde, avec une femme qui tourne, son regard tourne aussi et suit le mouvement du spectateur, ce qui fait qu’elle s’adresse à nous. C’est par le regard qu’on voit l’âme donc il montre son âme, montre la vie. Il montre que la peinture est l’égal de la ronde-bosse. On cherchait la forme la plus propice à la représentation et les sculpteurs défendaient que c’était la ronde-bosse car elle est en trois dimensions. Il réussit à montrer différents mouvements, états, facettes de la personne, et ce grâce notamment à son mystérieux sourire.
Dans le Traité du courtisan de Balthazar Castaglione (dont un portrait a été réalisé par Raphaël), il parle des bonnes manières du courtisan qui se caractérisent par un homme de goût, un humaniste qui a des qualités intellectuelles et qui parvient à calmer ses instincts : au lieu d’éclater de rire et déformer son visage il faut sourire pour montrer avec intelligence qu’on a compris la blague. La Joconde revient sur le portrait social, a le sourire qui fait d’elle une femme de son temps, et les mains sur les genoux qui sont aussi son attribut. Il y a toujours des attributs pour identifier des personnages selon leur rang, comme la dame à l’hermine avec son hermine ou la Ferronnière avec sa riche tenue. La Joconde n’a pas d’attribut à proprement parler si ce n’est son sourire et sa position qui la caractérise, ainsi que son voile noir qui était à la mode car la reine d’Espagne s’est mariée avec un voile noir. Elle n’a pas besoin d’accessoires car son sourire caractérise son contexte social. A la base c’est donc un vrai portrait social qui devient un manifeste de l’aboutissement de son portrait. Il n’a encore une fois jamais été livré. On voit donc l’importance ici du sourire derrière le soi-disant mystère qu’il représente. Mais cela n’est pas nouveau.



 On le voit, dès l’Antiquité grecque, le sourire marque un statut social. Le fait de se faire représenter dans la pierre est déjà une preuve de son éminence sociale ou financière, en particulier dans l’éventualité d’un cheval qui complétait cet ensemble statuaire. Mais on voit que dans la représentation, le sourire souligne encore une fois cette éminence. Elie Faure le confirme : « ces Apollons sont des athlètes [qui] ont le sourire de la victoire ».


Il en est de même dans l’Antiquité Egyptienne, comme le montre le célèbre buste de Nefertiti. Ce sourire social est aussi un sourire politique qui montre à la fois son statut, sa bienveillance et son pouvoir, sans oublier sa grande beauté mise en valeur, dans un sourire léger marqué seulement de légères fossettes se dessinant au coin des lèvres.  


 

Le sourire coquin

Au-delà du sourire divin et social, on ne peut oblitérer le pouvoir suggestif du sourire, présent de façon très discrète et retenue dans la Maya Desnuda de Goya, conservé au Musée du Prado.


Le rire

 Du sourire au rire il n’y a qu’un pas, on pourrait considérer le sourire comme la contraction du rire, un rire retenu, et en cela les exemples précédents sont intéressants. Mais au XVIIe siècle, la retenue de ce rire dans le sourire poli, social etc laisse place au véritable rire, dans la lignée du portrait de la Joconde : pour représenter un trait de caractère, ce qui sera d’autant plus le cas au XVIIIe siècle avec les portraits de caractère. Frans Hals est ainsi connu pour sa représentation du rire, dans la tradition des tronies bien nordique, où les visages sont marqués par l’alcool, le travail et aussi le rire, avec des pommettes voire des nez rouges, dans des visages expressifs aux yeux pétillants, au choix  d’alcool ou d’intelligence.

Que ça soir dans le Bouffon au Luth, Le cavalier riant de Londres ou l’enfant de La Haye, le sourire est marquant dans son œuvre, c’est un sourire communicatif et pas un sourire conventionnel de Honthorst, ici il est plus réaliste, avec une saillie du visage dans le frémissement de la vie. Bien que le débat se porte sur l’hilarité ou non du cavalier riant qui tient plus son nom de la forme de sa moustache qu’un véritable rire, on peut imaginer à la lueur de ces deux autres tableaux que cet effet n’est pas involontaire. On retrouverait ainsi le rire aristocratique qui appuie sa position de riche mécène, le rire enfantin qui caractérise la jeunesse et l’innocence, tandis que la représentation de l’enfance se développera au XVIIIe siècle en France, et un sourire plus retenu pour le Bouffon au luth, qui rappelle sa fonction de bouffon, mais aussi le contexte de taverne, alcool, musique et plaisirs divers.
 

 Le XVIIIe siècle est le siècle des lumières, des philosophes et donc de la supériorité de la pensée de Descartes, Rabelais qui dit « le rire est le propre de l’homme ». On est toujours dans la tradition des tronies avec le rire édenté, les rougeurs de la peinture rubénienne, avec une accentuation sur les traits du visage de façon presque caricaturée proche de Jordaens.

La figure de Démocrite est très répandue dans l’iconographie, c’est le philosophe qui incarne le rire dans la philosophie grecque dans l’époque contemporaine. C’est un cynique et par son rire il condamne l’absurdité des passions et des actions humaines, la vanité en général. Il est souvent opposé à Héraclite, le philosophe qui pleure. On est là plus dans le rire intellectuel et cynique, qui ne correspond pas à un véritable amusement comme chez Frans Hals, mais à une vision pessimiste de l’humanité. Cependant cette iconographie est exploitée comme tel par de nombreux peintres et sans doute avec un certain plaisir de représenter cet état du rire.

 
Il est aussi traité par Ribera, Velasquez et Johannes Moreelse, , connu essentiellement pour cette œuvre avec le philosophe qui pointe le globe terrestre du doigt et avec l’idée de l’absurdité de la course au pouvoir pour dominer le monde de l’homme
     
Le sourire est éclaté ici et plus retenu, en particulier dans le dernier cas, l’apparence du personnage avec son nez proéminent et son geste du doigt qui n’est pas sans rappeler le geste du démon face à saint Michel sur le tympan de l’église de Sainte Foy de Conques.


 SOURCES
Petite histoire du sourire dans l'art, Jean-Marie Gillis, http://www.md.ucl.ac.be/ama-ucl/sourire54.html



Real, Kiyoshi Kurasawa


 Japon,  2014
Réalisation, Scénario : Kiyoshi KUROSAWA
Production : Takashi HIRANO
D’après l’œuvre de : Rokurô INUI
Compositeur : Kei HANEOKA
Image : Akiko ASHIZAWA
Montage : Takashi SATO
Chef décorateur : Takashi SHIMIZU
Casting : Takeru SATO, Haruka AYASE, Jô ODAGIRI, Miki NAKATANI, Shôta SOMETANI
Distribution : Version originale, Condor, Twins Japan, TBS
Durée : 2h17min
Sortie : 26 mars 2014



A
près un passage au Festival du Film Asiatique de Deauville et au Paris International Fantastic Film Festival, le nouveau film de Kiyoshi Kurosawa mérite qu’on s’y attarde. Une errance en pyjama entre le monde du rêve et du souvenir vers une chute aussi inattendue qu’imagée qui n’entrave pas le charme délicat de cette science-fiction.
Le réalisateur japonais parvient réellement à donner une certaine grâce à cette romance qui s’avère tourner en une véritable quête de soi. Une histoire d’amour en effet, puisqu’elle s’ouvre avec une promesse d’éternité : « je voudrais qu’on reste ensemble pour toujours », laquelle ouverture sera refermée et bouclée 2h17 plus tard. Pour tenir cette promesse, Koichi s’immisce dans l’inconscient de sa femme Atsumi alors dans le coma, pour tenter de la ramener à lui. Mais cette passion totalement équilibrée ne prend le pas ni sur le genre de science-fiction, ni sur l’enjeu principal sous-jacent qui lui est intimement lié : le réel.

Sous une musique à la monumentalité digne du 2046 de Wong Kar Wai, sans être envahissante pour autant ; Koichi se retrouve entre l’univers imaginé du manga qu’il dessine, celui fantasmé avec sa femme dans des sortes de rêves, ses flash-back et sa propre vie, chaque projection mentale s’interpénétrant. Kiyoshi Kurosawa affirme avoir remarqué que les mangas perdaient aujourd'hui les codes traditionnels qui étaient les leurs, pour aller vers des dessins beaucoup plus réalistes, en oubliant les visages stéréotypés qui les caractérisaient. La confusion entre cet univers fictif, provenant de l’imagination du dessinateur, avec ses souvenirs refoulés et sa propre vie, s’explique donc.

Mais c’est alors que le spectateur s’est familiarisé avec cet univers et que la résolution semble inéluctable que le film en prend le contre-pied. Toutes ces projections mentales se réunissent enfin pour en laisser voir l’origine, annoncée subtilement au début mais qui nous échappe cependant, pour entrer dans un monde psychanalytique. La question est donc bien celle du réel, qui par son absence en devient tout l’enjeu. Où est le réel par rapport à l’inconscient ? La désillusion vécue, mêlée à la jubilation du spectateur décontenancé, est à l’image du personnage principal regardant la ville qui se déconstruit devant ses yeux.   

Et l’ingéniosité de K. Kurosawa est bien de poser tout au long du parcours des motifs qui accrochent le spectateur et font la transition avec la deuxième partie. Cette subtilité réside également dans le jeu des acteurs, dont les répliques restent comme en suspens, se mouvant avec grâce, presque comme les « fantômes philosophiques » évoqués dans le film, qu’elle finit par devenir. Rien n’est dans la surenchère, si ce n’est le motif du plésiosaure décliné en pendentif, dessin, statuette dans la bibliothèque, maquette au musée et… images de synthèses. Mais il est presque indispensable comme fil directeur et déclencheur de la quête de Koichi, d’abord pour elle, puis pour lui.
Une preuve que science-fiction ne rime pas forcément avec superproduction. Le côté futuriste est d’ailleurs très discret au début et  arrive principalement avec les technologies qui permettent le contact entre les deux inconscients, puis s’installe progressivement dans le film. Cette douceur sur le fond est contrebalancée par un rythme dynamique, dans le montage de plans dont la longueur s’égalise avec les mouvements de caméra ou des personnages, coupés en cut ou par des fondus en tâches d’encre qui renforcent l’idée de passage vers le manga. La variété des lieux et décors rajoute au dynamisme (île, salle de gym, appartement, laboratoire, bureau) et à l’idée d’errance, tout en s’inscrivant dans un cadre, gravitant toujours autour de lieux symboliques : l’appartement et le laboratoire, avec une symétrie, une rigueur qui nous permet de garder nos repères, sans pour autant paraître redondant. Car cette symétrie autorise une progression, des espaces fermés, en sous-sols ou remplis de brume (de l’inconscience), associés à une composition totalement géométrique ; à une véritable jungle dans  un camaïeu de verts ; ces deux espaces étant découpés par les phases laboratoire-appartement. Cette composition rigoureuse permet le passage dans des considérations plus abstraites.

Le réalisateur, qui a touché à plusieurs supports (série B, court-métrage, téléfilm), sait ici exploiter tous les outils du cinéma pour exprimer tous les enjeux du long-métrage. Ses jeux avec la lumière, essence même du cinéma, sont particulièrement remarquables. Cette dernière, comme une sorte de présence divine ou comme dans un tableau de Hopper, à la fois remplit et fragmente les espaces. Kurosawa réalise par moments de véritables tableaux, par des plans qui se résument aux jeux de la lumière sur l’eau ou sur des rideaux.

      En somme, un film sans prétention qui parvient à surprendre le spectateur et le transporter totalement dans son univers fictif et fantastique, grâce à une mise en scène habile, tout en laissant une multiplicité de lectures possibles.